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Silence : une musique à nulle autre pareille. (#1)

par arbobo | imprimer | 28nov 2011

Cette semaine sera consacrée au silence, décliné au long de 5 articles. Tout sur ce blog est consacré de près ou de loin à la musique, et le silence n’est ni le contraire de la musique, ni son ennemi.

Un vaste territoire

Le silence obsède les musiciens.

Non pas comme un ennemi, mais comme un défi en même temps qu’une énigme, voire, pour les plus audacieux, un matériau. Le plus exigeant des matériaux. Humoristes et comédiens savent combien aucun silence ne ressemble à une autre, que son timing, sa durée, et même son contenu font toute la différence.

D’ailleurs ce qu’on appelle silence est toujours impur, imparfait, seuls les sourds ne perçoivent aucun son. Même plongé dans un environnement silencieux, nous percevrons alors les bruits qui nous sont d’ordinaires peu perceptibles, notre respiration, le pouls qui bat nos tempes, le frottement de nos vêtements… Dans un de ses meilleurs titres Suzanne Vega chante “Blood makes noise”. Simon and Garfunkel attiraient notre attention sur tous les Sounds of silence. Le silence ne serait-il qu’une invention? Ou plutôt une approximation?

On peut l’aborder sous cet angle, mais le silence est polysémique à défaut d’être polyphonique. Encore n’allons-nous qu’effleurer la richesse du silence et sa profonde musicalité.

Le silence, concept et provocation

Le silence finit toujours par faire peur en musique, par déranger, alors qu’on le convoque et qu’il a droit, sous forme de “soupir”, à son symbole dans  le solfège. Ce très court moment qui décale la note suivante, d’undemi-temps, d’un quart de temps, comme sur Overprotected de Britney Spears (à 2′25). C’est exagéré de parler de silence, mais on tient déjà une idée sur laquelle on reviendra. Commençons par le silence extrême.

L’oeuvre référence restera à jamais 4′33, un titre de John Cage qui désigne du même coup la durée du morceau. Ce morceau, une oeuvre pour piano,  se déroule comme suit : le pianiste vient s’asseoir, et se met en position de jouer.  Et durant 4 minutes et 33 secondes, découpées en 3 mouvements, il reste suspendu, sans jouer, sans faire entendre une seule note sur son instrument, l’oeil rivé au chronomètre.  Ouverture du clavier : début du morceau. Fermeture du clavier : fin du mouvement. Puis il se lève, l’interprétation du morceau est terminée. Que vient-il de se passer? Un jeu? Une esbrouffe? Une provocation?

Oeuvre conceptuelle, radicale, provocatrice, elle est surtout extraordinairement novatrice. Par bonheur pour John Cage, par ailleurs prolifique auteur et théoricien de la musique, on a retenu de lui autre chose que cette pièce, alors que du peintre Kasimir Malevitch le grand public n’a retenu que le “carré blanc  sur fond blanc”, oeuvre tout aussi conceptuelle qui interroge,  comme Cage, les frontières d’une oeuvre. Qu’on soit DJ ou qu’on travaille à la radio, un silence porte un autre nom : c’est “un blanc”. Paradoxe s’il en est puisque le blanc est la somme de tout le spectre lumineux, alors que c’est le noir qui est absence de lumière, comme le silence est absence de son. Cette anomalie devient poétique si l’on considère qu’elle souligne à sa manière que le silence n’est pas vide, mais plein.
Cage rejoint l’art contemporain sur une interrogation : une idée peut-elle constituer en soi une oeuvre artistique, entière, réalisée?  Cette question n’est qu’une partie de la démarche, s’en tenir là serait en rester à une compréhension très réductrice.

Dans le cas du silence, le point commun avec le blanc de Malevitch est qu’on étend un ingrédient, généralement utilisé avec d’autres, à la totalité de la pièce. Une oeuvre-limite. On peut faire un parallèle avec le mouvement Fluxus -qui cotoya d’ailleurs Cage- qui réalisa notament des concerts pour une note. Le geste est exécuté avec lenteur, la  note unique comme étendue à l’infini, puis l’artiste se lève et salue. Voilà bien assez pour parler de foutage de gueule, et s’il ne s’agissait que de reproduire ce qui existe déjà, on pourrait rejoindre cette critique. Seulement voilà, personne ne sait définir une oeuvre, ou définir la musique. Comme tant de choses dans la vie, on prétend pouvoir la reconnaître, mais on est fichtrement incapable de la définir*.

John Cage n’était pas provocateur gratuitement, et il a expliqué sa démarche. Avec 4′33, Cage voulait mettre l’auditoire dans une position où, poussé à l’écoute par la situation de concert, le public perçoit différemment les bruits ambiants, voire le brouhaha naissant au fil du scandale. 4′33 n’est pas une oeuvre “muette”, mais une oeuvre aléatoire, jamais les bruits ambiants ne sont deux fois les mêmes, or ils sont le contenu sonore de 4′33. Par définition, il était impossible de les coucher sur la partition.
Le silence de 4′33 n’est pas un silence, surtout pas, John Cage veut nous faire entendre… autre chose. Ce silence est provocation mais aussi paravent et instrument. De cette apparence de silence nait une oeuvre, aléatoire.

Des artistes bien plus célèbres ont essayé de forcer eux-aussi leur public à écouter le silence.

Depeche Mode, groupe important mais pas réputé conceptuel, a tenté sa chance. Sur l’album Violator,  la deuxième face s’ouvre sur un long Enjoy the silence. Un beau morceau, mais absolument pas prévu au départ si l’on en croit la légende (on espère sincèrement qu’elle est avérée). Car s’il porte ce titre, c’est qu’il devait consister en 5 bonnes minutes de silence (ou s’achever par un long silence d’une ou deux minutes, selon les versions). La maison de disques, pourtant appelée Mute (sic), a frôlé l’apoplexie, et a gagné son bras de fer contre le groupe, qui finit par composer une partition pour la durée complète.

Au lieu d’entendre le silence, on entend donc un morceau à propos du silence. Parler du silence c’est pourtant le rompre. C’est un paradoxe de la pensée et du discours, on peut parler du silence, mais pas le faire entendre lui-même.

Un silence si bavard

Le silence “existe”, il a presque une réalité matérielle puisque chanter le “rompt”, le “brise”! Le magnifique White chalk de PJ Harvey, contient un morceau intitulé Silence. D’ailleurs un de nos disques préférés de Miles Davis s’intitule In a silent way, le troisième Portishead débute par Silence, un titre de morceau décidément assez répandu, qu’on trouve aussi sur le premier Barbara Carlotti. Sur les quelques dizaines de milliers de titres de notre itunes, on trouve 53 titres contenant “silence” ou “silent”, et 8 albums. C’est bien moins que “love” ou “girl”, mais c’est tout de même quelque chose.

Enjoy the silence, n’est-il pas?
Queens of the stone age a fait un tabac  avec un album baptisé Songs for the deaf, chansons pour les sourds. Ce n’est pas qu’un jeu de mots. La plupart des écrits sur le silence relèvent de la psychanalyse, si l’on se fie aux publications sur Cairn. C’est dire si l’enjeu est intime et lourd.
C’est dire aussi à quel point on peut écrire et dire le silence. Silence est justement le titre d’un livre de John Cage, quoique pas exactement, en fait il contient principalement des… conférences de lui. Des mots qu’il a dits! On n’en sort pas.

Du concept à la métaphore

Du concept à la métaphore, il n’y a qu’un pas.
La minute de silence est un symbole, un hommage, mais aussi une métaphore d’une absence. De fait, l’exécution est le moyen ultime de “faire taire” un adversaire. Le silence se fait euphémisme de la mort (un silence de mort), ou du moins de la contrainte. La mort est même un silence éternel, en décédant on “rejoint le silence”.

En revanche la parole est puissance. “Au commencement était le verbe”, et par la suite la religion, la royauté, ont fortement associé la parole au pouvoir. Avoir “voix au chapitre” est justement une expression des monastères, où seuls certains avaient droit de s’exprimer lors des réunions collectives du “chapitre”.
Les autres? Les sans grades sont des sans voix. Pouvoir de la parole : voter c’est “donner sa voix” à un candidat, un parti, une motion. Le silence est impuissance, on est “réduit au silence” c’est donc bien une diminution, une infériorité. Le muet appartient à la catégorie des “handicapés”, les sans-voix sont politiquement, socialement handicapés. Les associations, les hommages, les mobilisations collectives, servent à “donner la parole”, à “faire entendre la voix” de ceux auxquels la politique ne prête pas attention. Pouvoir se faire entendre, c’est exister, c’est sortir d’une incomplète citoyenneté. Les chansons de lutte ont aussi cette vocation, de faire parler d’une lutte, ou de conserver la mémoire.

Si le silence est oubli, alors écouter El pueblo unido jamas sera vencido, chanter Commandante Che Guevara, entonner le Chant des partisans ou celui des cerises, c’est éviter l’extinction de voix, empêcher que la voix des petits, des anonymes, ne tombe dans l’oubli.

On n’a pas fait le tour de toutes les contradictions… “Dans le silence de la loi”, en droit pénal ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. Le silence serait pouvoir et non impuissance? Le champ (le chant?) de la métaphore ouvre tellement de portes. Le champ des possibles. Le silence, c’est aussi un espace sonore imaginaire, une présence du dehors. Certains artistes tiennent à préserver un large espace où l’auditeur peut se mouvoir sans être guidé ni corseté. Récemment, on retrouve ce souci chez the XX, dont le minimalisme laisse beaucoup de place à l’auditeur, comme sur le premier album de James Blake. Le silence comme permission, comme liberté.

La paix !

Une musique douce a peu d’écarts de volume, pas de sonorités aiguës, plutôt peu de cuivres… Une petite musique de nuit, comme disait Mozart. C’est le contraire d’une musique “qui envoie”, qui “pète” ou pétarade. Autrement dit c’est une musique paisible, comme une gnossienne de Satie.

Puisque ce sont des musiques ce n’est pas le silence, mais il y a la part belle. On reviendra plus bas sur ces dimensions. Mais tout de même, on demande “un peu de silence” quand on veut “avoir la paix”. Le silence est relatif. Ce “silence” qui n’en est pas un, c’est le le contraire du bruit. C’est le contraire de ce qui envahit notre espace personnel, le contraire de ce qui empêche de se concentrer ou se consacrer tranquillement à une activité.

La ferme! Vos gueules! En termes plus civils cela se dit : “la paix!”

Et c’est vrai. Le bruit, mais la musique elle-même, peut servir de torture. Des auteurs l’ont bien décrit, et récemment Guantanamo et les sévices inhumains d’Abou Ghraib ont souvent impliqué l’usage de la musique. La musique comme repoussoir idéologique : écoute moi donc Springsteen (le pauvre, il doit manger son chapeau de savoir comment on le détourne de son sens), écoute moi donc de la disco, écoute le symbole de la civilisation (?) de ton ennemi. Lorsqu’elle s’arrête, le silence permet de revenir à soi-même, de recouvrer l’intégrité de son identité.
La torture c’est aussi perturber et empêcher le sommeil. Cela rend fou, dépressif, et physique malade. Mettre une musique bruyante et forte pendant une phase d’endormissement, l’allumer à fond pendant que le sommeil s’installe. Le silence devient un havre de paix, de santé, il devient une protection. Evidemment il ne s’agit pas nécessairement de 0 décibel, juste d’avoir le droit de profiter d’un minimum de tranquillité comme toute personne ordinaire.

Le travail peut exercer des effets dévastateurs, moins intentionnels mais clairement néfastes. Exposition prolongée au bruit de machines, de marteaux piqueurs, voire de musique (toutes les personnes qui travaillent en boîte de nuit). On se couche dans un silence environnant, mais à l’intérieur la tête résonne de musique forte, qui peine à s’éteindre.

La paix. De grâce, un peu de silence pour avoir la paix.

Silence = durée = attente

Si la mort est un silence éternel, alors le silence peut donc être une durée. Silence =  Mais plus que cela il pourrait être une temporalité. Voire… une époque. Luigi Russolo, compagnon des futuristes italiens, l’évoque dans son manifeste L’art des bruits :

La vie antique ne fut que silence. C’est au dix-neuvième siècle seulement, avec l’invention des machines, que naquit le Bruit.

Un espace, en musique c’est un intervalle. Et un intervalle, c’est une durée. Sans écrire le mot “silence”, Pierre Boulez consacre 10 pages de Penser la musique aujourd’hui (”Quant-à l’espace”, pp. 93-103) à l’espace, aux intervalles et à la “coupure” dans un continuum/dis-continuum. Le mot est absent mais c’est de silence, aussi, qu’il s’agit, au travers de la mesure et du découpage du temps.

Question d’intervalle, en effet. Le silence est aussi l’antithèse du mix. Il est certains artistes qui étendent le silence entre deux morceaux de leur album au-delà de la commune mesure. D’ordinaire ce lapse est de 2 secondes. Chez d’autres, il est plus long. Un moyen de forcer l’attention, et parfois de créer l’attente tout court, est de débuter le morceau par un silence. Dans le cas qu’on vient d’évoquer, chaque titre individuellement débute dès la première seconde, et on sépare chacun d’eux artificiellement par un mini entracte.

Mais quand on met l’album Seventeen seconds de the Cure, rien ne se passe avant la 6e seconde. C’est différent lorsque le silence, devient partie intégrante du morceau, en devient comme le prologue ou un premier mouvement sans note. Le silence est alors un contrepoint au sens fort, il devient partie intégrante de l’album en tant que composition musicale, il est ce qui permet de mieux ou “bien” entendre ce qui suit, il se fait prémice. Ce silence là peut être repoussé en fin de titre, comme les 7 dernières secondes de Play for today (toujours sur Seventeen seconds).

Question de volume?

On vient d’hésiter. Ce temps de silence : temps de préparation ou manière de forcer notre attention?
Le doute est permis car PJ Harvey enfonce le clou. Mieux que Seventeen seconds, c’est plus de 10 longues secondes qu’elle nous fait patienter sur To bring you my love. Encore autant en fin de morceau, et carrément plus de 15 secondes en ouverture de Teclo sur le même album. Mais d’autres morceaux du disque se suivent sans délai, presque enchaînés, c’est donc bien un choix, qui a sa signification.

Or les disques de PJ Harvey ont un signe particulier (que les auditeurs de mp3 ne mesurent pas forcément). Ses disques sont toujours pressés à un volume inférieur à la moyenne habituelle. Plusieurs décibels de moins, quel que soit l’album, quelle que soit l’édition. Avec une régularité qui démontre qu’elle a elle-même imposé ce choix.
D’ailleurs l’écoute est faite de seuils de perception. Certains morceaux révèlent au casque des subtilités que l’écoute “ambiante” avait laissée cachée. On revient à ce battement dans les tempes qu’on ne perçoit que lorsque tout se tait au dehors: Blood makes noise. Si le son descend jusqu’à s’éteindre, si l’on va jusqu’au silence dans le morceau, on étend l’amplitude sonore. On accroît la diversité du morceau entre puissance et calme, montée et répit. Le volume, c’est une intensité, et le zéro est un chiffre comme un autre.

C’est là que Russolo double et confirme son erreur. Non seulement la nature et l’antiquité n’ont rien de silencieux (le vent, le bruit des pas, le chant des oiseaux, un cours d’eau…), mais il assimile grossièrement silence et “volume faible” :

Durant plusieurs siècles la vie se déroula en silence, ou en sourdine. Les bruits les plus retentissants n’étaient ni intenses, ni prolongés, ni variés. En effet, la nature est normalement silencieuse, sauf les tempêtes, les ouragans, les avalanches, les cascades et quelques mouvements telluriques exceptionnels.

Que d’approximation et d’exceptions. La vie est silence, sauf… (liste interminable). La vie est silence, parce qu’elle ne perce pas les tympans. Au contraire, seuls les troglodytes ont eu un aperçu du silence. Si le silence est une intensité, alors seule l’invention du zéro l’a rendu pensable, et encore comme abstraction. Or les arabes l’ont conceptualisé au moyen-âge, l’antiquité ignorait le zéro. Mais Russolo a raison de penser le silence comme une intensité, c’est un fait.

Exact opposé de la formule de Ted Nugent (”if it’s too loud, you’re too old”, si c’est trop fort c’est que vous êtes trop vieux), le faible volume oblige à tendre l’oreille, oblige à se concentrer.
Si le silence est plus nécessaire en préalable à certains morceaux, c’est donc qu’une oeuvre est conçue pour être écoutée dans certaines conditions et dispositions d’esprit. Cette manière là d’aborder le silence met le contrôle du côté de l’artiste : vous n’allez pas juste écouter mon disque, mais écouter chaque morceau de la manière que j’ai choisie. Et comme on ignore quelles seront les dispositions de l’auditeur, imprévisibles par définition, on installe un silence qui prédispose à une certaine écoute.

Contact

On pourrait en conclure que ces silences nouent un lien particulier entre l’artiste et nous. Ils seraient une forme de… contact. Par ses choix de silence il nous manifeste ses intentions.
A moins que ce ne soit un contre-exemple, car le silence vient plutôt quand on s’éloigne. Sur Some girls are bigger than others des Smiths, un fade out (le volume diminue tandis que le groupe continue de jouer) laisse penser que le morceau se termine. C’est si fréquent une fin en fade out, après tout. Mais le volume remonte après être devenu quasi inaudible. Comme si un petit malin avait éloigné les enceintes avant de se raviser. Même impression ou presque sur God is on the radio de Queens of the stone age (à 4′18).

Sur ce point on revient au silence comme vide ou comme absence. La théorie de la communication a connu ses balbutiements avec les communications militaires. “Vous me recevez?” Cinq sur cinq signifie une réception parfaite, à 2 sur cinq on n’entend pas très bien, ça crachote. La première théorie de la communication est une théorie du signal. Emission du signal, réception du signal. Il ne s’agit même pas de volume, mais de canal ouvert ou fermé. Si le canal est ouvert, le signal est “plat” mais on peut parfois percevoir un léger bruit de fond (on vous dispense des descriptions du “bruit blanc” et du “bruit rose” qui nous feraient entrer dans la science acoustique poussée, qui nous échappe). Le silence, en revanche, signifie qu’un des deux appareils est éteints, le canal est fermé. Ce silence là, c’est celui de la base arctique coupée du monde, c’est le Manitoba qui ne répond pas, c’est celui, on y revient, de l’isolement. Ce silence là est tout sauf un contact, il en est l’impossibilité.

Si le silence est absence de contact, il n’est pas toujours un isolement.  En portant un casque audio, on crée une isolation phonique entre soi et tout le reste, aussi bien bruits de circulation désagréables que mots doux. Mais cet isolement n’est que sonore, on reste au vu et au su du monde, et on le voit tout autant. Le casque crée un dedans-dehors. Ce silence là n’en est pas un, c’est un “je ne t’entends pas”. Ce silence là est comme une pathologie ou une anomalie de la relation, c’est un contact tronqué. Il est aussi une prise de contrôle, ce qui ramène au pouvoir dont on parlait plus haut (imposer le silence, c’est exercer son pouvoir). On reviendra longuement sur la question des casques, patience.

Durée (encore!) : la pause qui amplifie

L’art oratoire est bien compliqué. Enseignants, comédiens, journalistes, politiques, apprennent où poser des silences et comment les doser. Car le silence, un court silence après un propos introductif et juste avant une phrase clef, la souligne. Ce court silence, plus qu’une pause, attire l’attention, prépare l’auditoire, comme on vient de le dire. Mais dans ce cas il fait quelque chose de plus : il amplifie, il valorise, il accentue ce qui va suivre. Autant dire qu’on a intérêt à ne pas placer ce silence au mauvais endroit sans quoi l’effet tombe à plat et déçoit l’auditoire.

En musique il peut donc précéder un climax, ou transformer en climax un final, ce que fait George Michael dans Faith à 2′55, presque 2 secondes de pause avant de finir. Que ceux qui ont en tête une comparaison sexuelle se rassurent, c’est ce que Georgie avait en tête ^^ On retrouve l’attente déjà évoquée, une attente qui s’amplifie soudain grâce à cette suspension du temps qui crée une tension. Tension sexuelle qu’on retrouve dans un autre tube de l’époque, à 2′29 de Need you tonight d’INXS (puis à la toute fin du morceau). Pas la peine d’insister. Quoique… silence is sexy, c’est un titre d’Einstürzende neubaten, c’est aussi une réalité dont on vous fera profiter dans le 4e épisode de cette série.

Le silence, c’est donc cet interstice laissé à l’esprit pour imaginer et pour anticiper. Une disponibilité laissée à l’auditeur. Quoique… Ce silence qui accentue, il peut aussi bien accentuer ce qui précède, non pas ce qui suit.
Car à quoi pense-t-on “après”? Sacha Guitry avait bien raison, au travers de sa boutade célèbre : “lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui”. On peut interpréter de cette manière le silence qui suit immédiatement la fin d’un spectacle marquant, s’il s’agit parfois de pudeur ou de respect, en bien des cas le public cherche à retenir quelques instants les sensations fortes procurées par l’oeuvre, avant que les applaudissements les dissipent. Le silence n’est certes pas exactement le prolongement de l’oeuvre qui précède, mais il est une pause avant qu’autre chose prenne sa place. Ce silence là, il est aussi une disponibilité du spectateur qui peut donc “rester” dans ce qu’il vient vient d’entendre. Certains aliments, certains vins “longs en bouche” ne révèlent la totalité de leurs arômes qu’après quelques secondes. Si l’on passe trop vite à la suite, on a manqué quelque chose, on n’a pas pris la pleine mesure.

La note “silence”

Mais quand le silence n’est pas situé à une extrémité? On revient à la notation musicale et au soupir. C’est tout le silence qui peut être compris comme un complément “positif” aux notes jouées. Le silence n’est pas hors mais intégré à la gamme musicale.
C’est ce que nous prouvent ces titres bagel, avec un trou dedans. Et mine de rien INXS et George Michael ne sont pas seul à y avoir recours. On retrouve ce contraste à 1′39 de Sabotage, des Beastie boys. Sans lui, pas de second départ possible et de nouvelle montée en intensité (tout est lié).

Si l’on pousse la comparaison avec une note, le silence est pauvre, il n’est susceptible d’aucun vibrato, ni de réverbération, il ne module pas. En revanche il est capable de bien plus par la connotation. Bien utilisé, il est encore plus riche d’évocations. Il serait une “note” pas comme les autres, pas seulement une durée.

C’est un peu ce que disait Miles Davis, dont le sens de l’économie et du silence était sans égal :

“la véritable musique est le silence, et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence”.

Ce qui aurait pu sembler provocation au premier abord, se révèle, au terme de ce parcours en silence, remarquablement juste. Le silence est donc plein de ce qu’on y met. Tout comme une note n’est pas musique en soi : elle ne devient mélodie qu’au sein d’un ensemble de notes, elle ne devient accord que jouée simultanément avec d’autres, elle ne devient rythme que dans une séquence de durées et d’intervalles. Un silence n’est pas grand chose non plus. Mais dans un ensemble composé de notes et de silences, chaque silence acquiert une valeur, un contenu, une connotation, chaque silence devient lui aussi musique. La phrase de Miles Davis est donc tout sauf une coquetterie ou une lubie abstraite.

Ce silence “dans” la musique est encore plus efficace lorsqu’il est à lui seul un break. D’où son recours fréquent dans les titres destinés au dancefloor, comme Shut up and let me go des Ting tings, à plusieurs reprises. Ou, avec en prime un effet comique, quand Katerine “coupe le son” dans Louxor, j’adore. Les titres “sérieux” ne sont pas exclus du procédé : Led Zeppelin suspend son Heartbreaker à 3′39, les Beach boys mettent un blanc très à propos dans le tube Good vibrations (à 2′56).
En tant qu’intervalle rythmique, le silence est précis, mesurable au même titre que les notes. La durée entre les notes de Oye como va n’est pas indifférente. Rater la bonne durée c’est gâcher le morceau.
Le silence n’est donc pas seulement un état de fait. On a vu à quel point il est choisi, composé. On a vu à quel point il répond à une intention. Songez au début de Underwater love de Smoke city, et sa légère pause initiale qui nous accroche d’emblée. Lorsque James Blake reprend le Limit to your love de Feist, il pousse loin le silence-break, à 2′25 et 2′31.

Le silence a cette plasticité extraordinaire de pouvoir être son propre contraire, sans cesser d’être silence. Un vide qui est un plein. Une absence qui évoque la présence. Une non-note utilisable comme une note. Même une intensité.

Ce silence qui nous accompagne tout au long de notre rapport à la musique, nous accompagnera encore toute la semaine, dans une série où les invités auront la part belle.

____

* Le juge Potter Stewart, de la Cour Suprème des Etats-Unis, est connu pour avoir dit “je ne sais pas ce qu’est la pornographie dure, mais je la reconnais lorsque j’en vois”. Phrase qui mélange admirablement cuistrerie et justesse imparable.

#2 : port du casque obligatoire (silent parties et silent gigs)
#3 : les acouphènes ou la redéfinition du silence (par Benjamin Fogel)
#4 : à jamais silencieuse (une nouvelle de Cat Natt)
#5 : Silence, on tourne! Le silence dans les bande-sons



Comments

18 Commentaires


  1. 1 catnatt on novembre 28, 2011 10:16

    Mon commentaire n’a pas grand intérêt si ce n’est d’applaudir le boulot effectué. C’est assez impressionnant.
    Bravo !

  2. 2 arbobo on novembre 28, 2011 10:21

    moi je trouve ça TRES intéressant comme comm au contraire ^^

    merci, ce fut une longue gestation ;-)

  3. 3 arbobo on novembre 28, 2011 10:35

    tout ça reste un survol, la partie “métaphore” par exemple pourrait être développée sur un livre entier, qu’il soit déni (le non-dit, qui plombe tant de familles), ou qu’il soit sagesse (parole d’argent, mais silence d’or), qu’il soit vertu (la réserve, le respect du secret entendu, contraire de bavard impénitent et du médisant), qu’il soit bienveillance (allez, je ne dis rien pour cette fois, opposé à la “langue de vipère”), mais ces dimensions du silence sont assez éloignées de la musique, je préférais les réserver à un commentaire.
    Sans oublier le silence parmi les silence, l’indicible, en particulier “celui dont le nom de doit pas être prononcé”

  4. 4 Christophe on novembre 28, 2011 10:47

    waouh !!!!

    bon, je vais lire cela à l’hôtel ce soir, mais ça m’a l’air fichtrement intéressant et bien foutu ça !

    Mais je vais garder le silence jusqu’à avoir lu (et écouté le silence) tout cela

  5. 5 Benjamin F on novembre 28, 2011 12:46

    Vraiment super intéressant et, malgré la densité du sujet, on ne reste pas sur sa faim.

    Et j’adore cette phrase : “Le silence n’est certes pas exactement le prolongement de l’oeuvre qui précède, mais il est une pause avant qu’autre chose prenne sa place”.

    Pour compléter ta partie sur le bruit comme moyen de torture, je me permets de partager ce lien :

    http://www.contretemps.eu/lectures/juliette-volcler-son-comme-arme-rencontre-bonnes-feuilles

  6. 6 arbobo on novembre 28, 2011 14:58

    merci benjamin, j’ai commencé à parcourir, ça a l’air très riche !

    il y a peu de temps une tribune était publiée (ou un article du Monde, j’ai ça quelque part sur mon bureau) au sujet des armes non-léthales peu ou pas réglementées, et notamment les grenades sonores (un peu dans le même but que les grenades aveuglantes : incapacitantes et supposées à effet temporaire)

    ah ben tiens le voilà :
    http://podcast.blog.lemonde.fr/2011/09/20/armes-sonores-le-silence-genant-de-la-france/

  7. 7 boebis on novembre 28, 2011 19:34

    très bel article !

  8. 8 boebis on novembre 28, 2011 19:40

    et d’ailleurs ta note de bas de page est bien trouvée, elle devrait te ramener plein de monde via les moteurs de recherche…

    c’est vrai sur le silence qui suit le morceau qui appartient au morceau. On le voit bien pour les pianistes qui mettent toujours quelques secondes avant de laisser tomber les mains et “sortir” du morceau.

  9. 9 arbobo on novembre 28, 2011 21:39

    oui boebis, cet article devrait attirer pas mal de… juristes ^^_

  10. 10 Christophe on novembre 28, 2011 22:00

    (J’espère ne pas déflorer des sujets à venir, j’ai consulté le sommaire.)

    D’abord, je trouve ce billet trop rapide. Il évoque tellement de choses que je ne reste pas sur ma faim : j’ai été mis en appétit !
    Ce qui est certain, pour avoir un peu contribué aux recherches de silences pour le billet, c’est que ces silences dans les morceaux sont d’une richesse extraordinaire. Comme le vide quantique, qui serait non pas du rien mais de la pure énergie dont les vibrations peuvent entraîner tout ou rien, tellement de silences comptent dans ma vie de mélomane;

    Je les classerai ainsi, au débotté, pour reprendre quelques uns dont les descriptions sont mieux étayées dans ce billet.

    Les silences entre les morceaux : longtemps vécus comme des fautes de goût lorsque je pensais que Pink Floyd était le summum de la musique, je ne les ai redécouverts avec pertinence qu’au gré de découvertes ou redécouvertes, souvent par des perceptions choquantes de ces silences : principalement via le hard core (Rollins, Tool, Quicksand…) et avant le rap (mes premières écoutes de Licensed to ill des Beastie boys, au casque, avec des silences qui paraissaient aussi aiguisés que les rythmes absorbés des morceaux).

    Puis par des ambiances de la cold wave que j’ai adoptée tardivement (en 89 seulement…), the Cure ici cité, mais également les Cocteau Twins.

    Enfin, la musique “indé” a ceci de fort que, même s’il ne s’agissait plus à partir des 90’s que de rejouer des choses déjà jouées, la manière d’apporter et de retirer les morceaux m’a toujours parue plus exigeantes, comme PJ Harvey dont le to bring you my love a été cité, les Pixies qui torturaient les intermorceaux, particulièrement en concert où aucun silence ne pouvait s’intercaler jusque parfois 10 morceaux de rang. Radiohead, l’electro, le trip hop, Björk, QOTSA, j’en passe !

    Les silences de milieu de morceau, que j’ai apprécié très jeune, piégé quand je gardais le doigt sur la touche pause du magnétocassette pour enregistrer le hit parade et que je m’apercevais que j’aurais du laisser couler la bande, victime d’une “fausse fin !” comme aimait bien narguer Alain Maneval.
    Dans les 80′z, c’était le pied : Relax, de FGTH, est un sommet du genre, mais the Reflex donnait aussi de la voix dans un genre moins… exigent (ouais, je sais, Duran Duran n’est pas ce que j’aurais alors vanté comme une influence remarquable ^^). Mais rien n’égalera le Sabotage des Beastie.

    Enfin, les plus vieux silences que j’ai pu apprécier étaient des quasi silences, ceux des sons cachés, des fade out de fin de morceaux, des étirements sonores de longs plages éthérées (facile quand on écoute de la musique de baba cool).

    Par exemple, Pink Floyd, rien que ça, était une inépuisable source de plongée dans ces quasi silences :
    - Dark side of the moon : l’intro avec le battement de cœur qui émerge du silence, le silence d’avant l’explosion des carillons de Time à peine perturbés par quelques tic tac d’horloges prêtes à se déchaîner, le silence du piano qui meurt sur the great gig in the sky, et j’en passe.
    - one of these days qui émerge d’un silence venteux, les quasi silences au cœur d’Echoes
    - les instants ténus à de nombreuses reprises dans Wish you were here et pire, dans Animals,
    - les ruptures de micro silences avant des éclats, à partir de The Wall puis dans les albums de Waters.
    Je cite ce qui me constitua très tôt, chez des artistes où la transition entre les morceaux étaient emplie de son pour lier les chansons mais où ces sons moins perceptibles amplifiaient davantage les variations de la musique que les traditionnelles chansons alignées sur des disques entrecoupées d’un petit silence juste pour les reconnaître et placer le diamant pour les rejouer à la carte.

    Dernier apport pour ce soir, après cette remontée dans “mes” silences, il m’est difficile de ne pas citer Talk Talk, dont l’épure ira, particulièrement à parti de Spirit of Eden, vers une inclusion du silence comme un instrument à part entière, utilisé en même temps que d’autres instruments ! Bien que la musique emplisse l’espace par des sons, la musique de Talk Talk (d’autres artistes savent faire cela) n’est entière que parce qu’elle est tissée de silences qui se mêlent aux instruments pour davantage les enfermer dans une gangue sensitive.

  11. 11 arbobo on novembre 28, 2011 22:23

    je veux bien mais si je fais plus long ça s’appelle un livre ^^

    cela dit j’ai aussi le sentiment d’être passé vite sur la moitié des sujets.
    les Pixies c’est marrant, tu parles des concerts mais sur disque, surtout les 3 premiers (come on, surfer, doolittle), sont truffés de micro-silences,
    là on est typiquement dans la gestion de l’intensité, étendre le volume vers le haut et vers le bas,
    parce qu’en écoutant soigneusement, et je l’ai fait, beaucoup de ce qui sont des silences dans nos souvenirs, dans notre perceptions, sont au maximum un soupir (même pas un temps complet), voire pas de silence du tout car une note reste jouée durant ce passage “faible”

    j’ai peut-être trop pris mon sujet au pie de la lettre, car il y a aussi, du coup, une manière de faire entendre du silence là où objectivement il n’y en a pas.
    Ce qui conforte ma dernière partie, le silence est une note “de plus” dans la gamme ;-)

    Pink floyd, j’étais certain de trouver pas mal de choses chez eux, mais j’ai renoncé à les écouter de cette manière là (débusquer des silences), ça me gachait le plaisir ^^

    j’aurais pu mettre un remerciement car tu m’as bien aidé pour la partie “bagel” en effet !

  12. 12 Christophe on novembre 28, 2011 23:04

    de rien.

    très bon ce terme de Bagel d’ailleurs (ouh pinaise un donut !)

  13. 13 arnaud on novembre 29, 2011 19:15

  14. 14 rififi on décembre 6, 2011 23:40

    Je suis assez d’accord avec Christophe, il y a trop de choses :-)
    Y compris des trucs sur lesquels je tique. Comme par exemple le truc de John Cage. Provocation oui, œuvre, faut pas pousser (le son). Enfin ça dépend si les spectateurs étaient ou non prévenu-e-s de ce qui allait se passer. Je ne crois pas qu’on puisse obliger qui que ce soit à écouter le silence, encore moins à l’interpréter et/ou l’imaginer. Alors pour moi c’est du fputage de gueule si aucune explication ne précédait “l’interprétation”. (et encore, mais je dois être complètement obtuse à ce genre de truc).

    Tu sembles considérer que toute pause est silence, et ça me dérange. Une pause dans la lecture d’un texte n’est déjà pas la même chose que lors d’un discours, et aucune des 2 ne peut s’approcher d’un silence.

    Bon de toute façon je pense que le silence n’existe pas (même pour les sourds, qui prouvera qu’illes n’entendent rien ?). Tiens d’ailleurs en musique le silence n’existe pas, il s’appelle soupir, pause ou séminaire-pause, et chacun de ces mots contient au moins un son.

    Bon, j’ai l’air de critiquer mais très intéressant, je lirai la suite plus tard.

  15. 15 rififi on décembre 6, 2011 23:42

    séminaire-pause n’importe quoi la correction automatique !!!
    Demi-pause ! of course :-(

  16. 16 rififi on décembre 7, 2011 0:06

    Tiens d’ailleurs si, à y repenser le silence existe dans un “endroit” : l’espace. Puisqu’il n’y a pas d’air, il n’y a pas de son, mais on ne peut pas l’entendre puisqu’on n’est jamais dans le vide nous-même.
    Voila, le silence c’est le néant, l’absence de son. Ce qui ramène au “blanc” (comme une page blanche) des DJs et radios qui est justement la gêne d’un vide là où l’espace devrait être rempli de quelque chose.

  17. 17 arbobo on décembre 7, 2011 9:14

    sinon rififi sur la durée du silence,
    où situer le seuil?

    si le silence (musical) est absence de note, comme le temps est divisible à l’infini (surtout avec les machines, on n’est plus limité par la main humaine),
    à partir de quand est-on dans le registre de la “pause” (ou demi, ou quart, etc)?

    On entend les syncopes, qui sont plus courte qu’un temps, 1/4 à 1/2 temps, si on les remarque c’est donc qu’on a passé le seuil de la perception. Ca rentre dans mon raisonnement. Le “silence” est partout, mais il est rarement nommé, en musique même jamais sauf en paroles et titres de morceaux.

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