Silence : on tourne! Chut, ça va commencer… (une semaine en silence #5)
Suite de notre série consacrée au silence. Aujourd’hui on vous emmène au cinéma.
“Chut, chut, ça commence!” Les voisins immédiats n’ont pas tous compris ce qu’on attendait d’eux, alors on se retourne en faisant ostensiblement les gros yeux, une fois, deux fois, puis on n’en peut plus “ah mais silence à la fin!”
Le cinéma a toujours été un art sonore. Dans les premiers cinémas, un piano au pied de l’écran permettait de jouer durant la projection, pour accompagner les images. C’est pourquoi on parle de cinéma “muet”, car on n’entend pas la voix des acteurs, et non pas “cinéma silencieux”. On vient donc aussi au cinéma pour entendre.
On attend donc, généralement, que les seuls sons qui nous parviennent soient ceux liés au film, et pas les brassages de pop-corn des voisins ou leurs discussions peu discrètes. A eux, on leur intime de faire silence.
Ce silence là, ceux des autres spectateurs, ou celui apporté par l’isolation qui protège du tintamarre de la circulation, des travaux de construction, etc., nous permet, justement d’entendre. L’oreille ne peut se concentrer que dans une certaine mesure, et tous les bruits parasites sont comme des badauds qui circuleraient devant l’écran : ils brouillent et corrompent ce qu’on est venu entendre et voir.
Aussi trivial que cela puisse paraître, on complète donc notre article d’ouverture en ajoutant ceci : le silence, c’est ce qui permet d’entendre. D’ailleurs il suffit d’être enfermé dans un espace isolé pour entendre notre propre respiration voire le pouls qui bat dans nos tempes. Pour entendre A, il nous faut que B fasse silence.
Le cinéma connaît parfaitement ce problème. Godard l’a magnifiquement exploré dans sa première période, tournant en extérieur, laissant délibérément certaines répliques perdues à cause d’une voiture qui passe ou d’un micro trop éloigné. Mais… et la musique alors?
La bande son qui détourne, masque, illustre, ou… s’efface
La musique de film est un constant casse-tête. Mal choisie, comme certaines versions de la bande son du génialissime Metropolis de Fritz Lang, elles pourrissent le visionnage jusqu’à nous en détourner, nous gâcher le plaisir. On a connu Giorgio Moroder plus inspiré, d’autant qu’il existe une musique originale de Gottfried Huppertz, composée pour le film, ce qui n’était pas toujours le cas à l’époque.
La musique de film est toujours au risque de l’illustration plate. Coup de percussions pendant un échange de tirs ou un bombardement, picolo soulignant le vol de papillon ou d’un oiseau, de film en film nous avons intégré les codes propres à la musique de film, les cuivres médiévaux ou des pompes princières, les coups d’archet saccadés de la tension inquiétante. Certains parviennent à les réinventer et les sublimer, Bernard Hermann dans la fameuse scène du poignard de Psychose, ou John Williams lorsque le requin des Dents de la mer se prépare à l’assaut.
Mondes de silence
Dans le premier cas la musique est indispensable car Hitchcock ne veut pas montrer platement les coups du couteau, ce que l’image ne montre pas il faut trouver un autre moyen de le faire ressentir au spectateur. Mais dans le film de Spielberg, le problème est autre : un requin qui nage ne fait pas tellement de bruit. Quand Cousteau a reçu la palme d’or à Cannes, c’est pour son film intitulé, justement, Le monde du silence.
Or sous l’eau les sons ne sont pas absents mais étouffés, diffus, peu distincts pour les humains. Le vrai silence, on le trouve là où il n’existe pas d’atmosphère : “dans l’espace, personne ne vous entend crier” (slogan d’Alien, le 8e passager). Ce qui n’empêche pas les films de science fiction d’être particulièrement gourmands en bruitages, ignition des tuyères, tirs de projectiles ou de laser (ce qui est plutôt ironique), et même, souvenez-vous de la superbe séquence d’ouverture de Star wars, le déplacement d’un vaisseau, bruissant dans l’espace comme la mer sur la coque d’un navire!
Le cinéma préfère de plus en plus souvent saturer la bande son. Le silence, voire les scènes sans musique, semblent réservées à un cinéma réputé intello-chiant, on vous conseille d’ailleurs L’île nue de Kaneto Shindo (1962), pure merveille qui, en 2011, bousculera les habitudes de plus d’un.
Le silence, ou l’absence de musique, devient un code en soi. La musique s’interrompt à la fin de l’assaut sanglant, ou à la fin d’un trajet, elle marque soit une fin soit un changement d’état, ou sert de mini-ellipse temporelle pour un contre-champ, une image arrêtée, dans le cinéma d’action notamment.
Lalo
Mais il y en a un qui a compris mieux que personne combien une musique de film ne doit pas être envahissante. Quand on mentionne le nom de Lalo Schifrin, quantité de fans salivent en évoquant la musique de la poursuite en voitures, dans Bullitt (1968). Dans cette interview, il raconte avoir lui-même proposé de couper la musique pour la célèbre séquence, pour qu’on puisse bien différencier à l’oreille les deux voitures. Dans la séquence (vidéo ci-dessous), Schifrin nous accompagne durant 2′50 de préliminaires, puis lâche l’affaire quand la poursuite s’emballe. Du grand art. Ce choix n’est pas seulement utilitaire, il nous dit fort bien que la musique, même excellente, peut nous détourner.
Schifrin dit aussi, à demi-mot, que la musique peut couvrir les sons “réels”.
Là où certains films insistent sur les craquements du parquet qui localisent un fugitif ou son poursuivant, d’autres films recourent à la musique pour simuler le contraire. Grâce à la musique, qui de toute façon couvre les bruits de pas, on peut faire croire que le fin limier s’avance en silence, avec ses grosses bottes, dans un hangar qui résonne, sans attirer l’attention du méchant. L’effet de surprise est artificiel, mais rendu (parfois seulement) crédible par la musique.
C’est l’ultime retournement ironique : lorsque la musique, par sa présence même, sert à suggérer le silence.
On remerciera au passage le “cinéma de genre”, pas historiquement le plus noble, d’avoir contribué à nouer des liens étroits entre musique de film et silence. Les films d’angoisse, d’Halloween de Carpenter à Suspiria d’Argento, ou au génial mais méconnu Amer de Cattet et Forzani, musique et silence deviennent des acteurs à part entière.
#1 : silence, une musique à nulle autre pareille
#2 : port du casque obligatoire (silent parties et silent gigs)
#3 : les acouphènes ou la redéfinition du silence (par Benjamin Fogel)
#4 : à jamais silencieuse (une nouvelle de Cat Natt)
#5 : Silence, on tourne! Le silence dans les bande-sons
Bien vu. et l’on pourrait s’étendre sur chacun des exemples donnés, les approfondir dans des commentaires superfétatoires, avoir envie de revoir chacun de ces films uniquement à ces évocations (signe que les films sont magistraux mais que le choix est pertinent).
Je vise et pointe Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock :
Dans La mort aux trousses, dans la maison de la cascade de FL Wright maquillée en repaire des vilains, Cary Grant s’introduit en silence hors puis dans la maison. les jeux de musique et de non musique renforcent le silence qu’il doit faire pour ne pas se faire prendre : la musique accroit le silence.
Dans le rideau déchiré, la relation entre les maestros s’est déchirée, et Herrmann a été débarqué alors que sa partition était prête. dans une scène de bagarre et de meurtre dans une maison de campagne, où il faut à tout prix que Newman se débarrasse d’un vilain sans se faire entendre, un crime étouffé (et étouffant !) se fait sans aucune musique ni aucun bruit. Est-ce l’attente d’une musique d’Herrmann, classique d’un Hitchcock, qui n’arrive pas qui crée cette tension plus grande que jamais ? Toujours est-ilk que ce silence est des plus éprouvants et des plus puissants que j’aie jamais eu la chance d’”entendre” au cinéma.
J’ai revu il y a quelques semaines Alien, qui joue étonnamment peu sur le renforcement par la musique, laissant le spectateur confronté à un quasi silence mis en relief par ces cliquetis de chaines, gouttes d’eau (dans le Nostromo dans l’espace ? cela renforce l’effet de sous-marin vernien !) et surtout ce vrombissement sourd sur lequel s’appuie le silence des actions. particulièrement le silence de l’alien à chaque fois qu’il apparaît à l’écran, évitant les traditionnels cris et pétarades accompagnant habituellement les monstres dans les films d’horreur.
Enfin, hier après-midi, assis sur un fauteuil dans mon jardin au coeur de la forêt, me reposant après avoir baqué quelques brouettes de fumier, je me laissais à rechercher le silence, thème de la semaine. Le vent dans les chênes, quelques oiseaux furtifs, le quasi silence, appuyé sur un bruit de fond, peu perceptible mais quand même là, gâchant mon silence : l’autoroute à 6km de là, un jumbo jet reliant Paris à Madrid.
J’appelais quand même cela le silence.
c’est ce que j’aime aussi avec cette série d’articles, c’est que chaque lecteur trouvera ses exemples à lui, je n’avais heureusement aucune prétention à l’exhaustivité et c’est sans doute plus amusant comme ça :-)